mardi 9 avril 2013

Plus profond que l'affaire Cahuzac: un cas vécu

Dans cette série sur la Morale, je voudrais aujourd'hui vous entretenir d'un cas bien réel, STVI. Ce cas, sans doute pas unique, révèle, au fond, une situation bien plus grave que les affaires médiatiques du moment. Et vous allez voir pourtant comment on y retrouve encore les mêmes personnages mais dans un rôle différent et quelques autres plus gris et une administration très tranquille.

Crédit photo: STVI
Le vrai scandale disais-je dans mon dernier article, "Morales et scandales", ce n'est pas que le ministre de l'anti-fraude soit lui-même un fraudeur. C'est finalement un simple humain, tout comme Neyret le n°2 de l'anti-gang de Lyon, accusé d'avoir des méthodes de "gangster" lui-même. Humaine aussi l'interpellation à la suite de Neyret d'un responsable des douanes de Nice. ... Tout comme était aussi dans la nature humaine le trafic des 7 douaniers (gradés) de Roissy ... Même quand toute la "transparence" sera faite sur les dérives de la nature humaine, le vrai scandale ne sera pas réglé pour autant car il est rivé, lui, à la nature des organisations et de leur management. 

Le vrai scandale:

Crédit photo: documentation française
Non, le scandale dont il importe d'être conscients est moins évident. Les gouvernements décident peu mais agissent encore moins car les administrations si coûteuse qui lui rapportent ne sont pas toujours de cet avis. Pourquoi me direz-vous ? Pas par perversité, plutôt selon un double mécanisme bien connu d'auto-conservation qui met en jeu l'intérêt catégoriel "bien" compris et la classique résistance au changement étudiée par Kurt Lewin dès 1951. 

Je vous donne avec le cas ci-après une illustration qui prend place dans un contexte plus large. Il ne s'agit pas de dénoncer le "Mal absolu", ni de "banales" pratiques illégales. La réalité profonde que je vise est pire car plus "anodine", indolore au plus grand nombre sauf pour celui qui la vit à ses dépens. Elle demande bien plus de maîtrise managériale si l'on veut l'affronter. Je vous parle ici des stratégies "normales" mises en œuvre par le corps social d'une organisation, quelle qu'elle soit, pour survivre à sa propre obsolescence quand une gouvernance incompétente ne parvient pas à impulser la mutation.

Quel rapport avec la Morale en Politique ?

Mais si, un problème moral se pose bien: en l'absence d'une gouvernance compétente et décidée, un "Bien" et un "Mal" subsidiaires s'instituent peu à peu dans le vide laissé qui ont peu de chances d'être le reflet du "Bien" ou du "Mal" selon l'intérêt Public. Y remédier demande compétence, détermination et courage...

Précision: la gouvernance principalement en cause ici est a priori celle de M. Fillon non l'actuelle. Pour autant, cela ne fait aucune différence car mon propos ne vise pas la "Politique politicienne" comme vous allez le constater. Cela méritait cependant d'être précisé. Il y en aura pour tous les bords.

Résumé du cas:

  • Les camions de chantiers portant un engin de BTP peuvent obtenir le remboursement de la taxe sur les produits pétroliers lorsqu'ils fonctionnent sans rouler (voir formulaire). Dans ce cas le carburant est détaxé. Un double réservoir fioul-gasoil permet de passer, par une simple vanne, du taxé au "rouge". La seule façon de dépister la fraude était jusqu'ici d'envoyer des inspecteurs des douanes faire des contrôles sur les routes ...
  • en 2006, STVI, société innovante basée à Talange en Moselle, créée pour ce seul produit, lance « POLYTAX », système embarqué de comptabilisation des consommations de carburant des poids lourds hors propulsion au terme d’un partenariat public privé créateur d’emplois.
  • STVI est soutenue par OSEO, la Région Lorraine, TOTAL DEVELOPPEMENT, ST GOBAIN DEVELOPPEMENT, le pôle de compétitivité LYON URBAN TRUCK & BUS, « POLYTAX » est mis au point en partenariat technologique avec l'Institut Français des Pétroles. Le produit est fiable et il ne s'agit pas d'une start up à gros risque et multiples levées de fond mais d'une entreprise rentable dès le premier exercice "normal".
  • « POLYTAX » permet de mettre en œuvre de façon simple et transparente une réforme fiscale permettant de
    Polytax, photo Le Dire et le Faire
    bénéficier des remboursements de TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, ex-TIPP) votée en 2007 rendant les contrôles des douanes obsolètes.
  • L’objectif de l’Etat était de lutter contre les trop nombreuses fraudes et aussi de proposer une alternative aux systèmes en vigueur (la bicarburation fioul-gasoil). L’enjeu est de 75 M€ par an selon le comité d’évaluation des niches fiscales.
  • En outre, l'utilisation de gasoil plutôt que de fioul serait un peu moins polluante.
  • Pour étudier le projet et assurer les contrôles, la DGDDI (douane) avait fait appel à un « expert » non agréé, et de plus évadé fiscal, dont la légitimité a été remise en cause.L’agrément provisoire de STVI n’a pas été reconduit et le système comme la mesure fiscale ne peuvent plus être mis en œuvre alors que le même appareil est actuellement en fonction dans un pays voisin !
  • Plus de 450 appareils dans 250 entreprises ont cependant été mis en service tout en fonctionnant parfaitement ne permettent pas le remboursement de la taxe. 7 emplois ont été sacrifiés et STVI est virtuellement en faillite.
  • Diverses voies de recours sont tentées actuellement notamment judiciaires dont il y aurait beaucoup à dire aussi.
Comment suis-je au courant ?

Alors dirigeant d'une PME dans le même secteur et dans la même région que STVI et membre du Réseau Entreprendre, j'avais reçu et écouté ce chef d'entreprise.  J'avais recommandé et défendu son projet devant notre Comité des Engagements. Il est alors devenu l'un de nos lauréats. Avez-vous remarqué que l'on parle volontiers des nouveaux lauréats ou de leur réussite et plus rarement de ce qui leur arrive parfois de moins bon par la suite ?  

Le contexte a muté, pas l'organisation.

Photo: impots-economie.com
Une administration quasi-régalienne, la Douane, est mal à l'aise depuis que l'Union Européenne s'est mise en place. Comme le remarquait le candidat Sarkozy en 2007, nous n'avons plus de frontières terrestres ou presque et la Douane est toujours là: 

"Savez-vous que la douane, 20.000 fonctionnaires, se trouve au même niveau que 1980 ? Entre temps, on a supprimé les frontières dans l'Union européenne. Y a-t-il quelque chose à faire ? La réponse est oui", avait déclaré le candidat UMP à la présidentielle sur RTL à l'époque.

Crédit photo: Denis Charlet AFP/Archives
Alors c'est entendu, il y a encore les ports, les aéroports l'immigration clandestine et des missions de plus en plus techniques à l'intérieur du territoire (pour lesquels les douaniers ne sont d'ailleurs par très bien formés hors corps spécialisés). De fait, la douane est aujourd'hui essentiellement un organisme collecteur et contrôleur d'impôts: elle perçoit 14 % des recettes du budget national via des impôts indirects sur certains biens de consommation (taxes sur les produits pétroliers, les alcools, et le tabac) ainsi que la T.V.A. sur les produits importés de pays hors Union Européenne. Elle reste pourtant distincte des impôts, pourquoi conserver ce doublonnage ?

Une organisation à la peine:

La douane, techniquement mal armée et jalouse de ses prérogatives, coopère très mal. L'action 2.0 n'est pas dans ses gènes. Si vous en doutez, je vous propose de prendre connaissance du compte rendu n°69 de la commission des finances du 7 Mars 2012 à 16h00. Le président de la Commission d'alors, Jérôme Cahuzac (!), donne la parole à Christian Babuziaux, Président de la première Chambre de la cours des comptes sur la perception de la TVA au sujet de laquelle il estime la fraude à 10 Milliards par an, voici un petit extrait de ses constats:

"Enfin – et c’est le troisième constat –, la coopération entre la DGFIP et la Douane - qui gèrent toutes les deux la TVA – est
Crédit photo: wikipedia
insuffisante. Peu de contrôles sont programmés sur la base des informations transmises par l’autre administration. Deux chiffres sont éclairants : en 2010, la DGFIP a adressé 3 bulletins de transmission d’information à la direction nationale de la recherche et des enquêtes douanières (DNRED) ; cette dernière en a transmis 53 à la DGFIP, soit environ 4 par mois, ce qui est davantage mais reste limité. La DGFIP et la Douane ont conscience de ces insuffisances et donc conclu en mars 2011 un protocole. Nous verrons si, à la différence des précédents, celui-ci se traduit par des progrès réels. Ce protocole prévoit des accès mutuels aux bases de données des deux administrations. Il conviendrait à notre sens d’aller au-delà et d’engager sans délai la constitution d’une base de données commune à la DGFIP et à la DGDDI.
"

S'il faut un "protocole", une sorte de traité de paix, pour que les services de l'Etat coopèrent, on comprend que la fourmi STVI n'aurait pas dû déranger le mammouth. Cette affaire survient donc dans un contexte général nécessitant une profonde remise en cause. 

Derrière le cache-misère:

Crédit photo: Miguel Medina/AFP
Comment, en pratique, une situation comme celle faite à STVI est-elle possible ? Tout d'abord la légitimité de base de la douane traditionnelle n'existant plus, cette administration pléthorique cherche à protéger ses missions. La réalité de l'affaire est donc bien plus dramatique que lorsqu'un brillant politicien se sert dans la caisse car il ne s'agit plus alors d'une seule brebis égarée mais de tout un "corps social" qui fait front. Nous avons affaire ici à une organisation obsolescente et mal dirigée qui défend sa peau ... contre le contribuable ! Or pour cela, point n'est besoin de contrevenir à la loi, il suffit d'attendre et de ne rien faire. Les ministres passent savez-vous ... Comment s'appelait-il le dernier ministre de tutelle de la Douane déjà ? ....ah oui, Jérôme Cahuzac. Encore lui !

Rendez-vous compte: grâce à une PME lorraine en cours de création, une loi est passée en 2007 réformant un dispositif de 1970 permettant désormais un contrôle automatisé, numérique et traçable à la place du vieux système de bicarburation absurde rendant la fraude inévitable. Un système électronique innovant est venu proposer tous les moyens pour la mettre en œuvre rapidement et à coût nul. L'administration, dans sa grande sagesse en était totalement incapable.

Mais pour déférer aux procédures en vigueur, la douane s'est attaché un consultant qu'elle a nommé "expert" et dont l'intérêt dans cette affaire est évident (récurrence des contrôles d'agrément des matériels). Petits soucis: ce consultant n'était pas agréé, ne disposait pas de l'expertise requise et était de surcroît un exilé fiscal, aie ! En outre, le fonctionnaire chargé du dossier sans doute incompétent et/ou en rivalité avec une autre administration, la Métrologie Légale cette fois, a oublié d'impliquer celle-ci dans l'homologation des matériels ... Grave erreur qui suffit à déclencher un soupçon d'empiètement entre administrations.

Pas de vagues.

La vidéo ci-dessous d'une commission parlementaire est celle de l'inspecteur des finances, directeur des droits indirects à la douane, qui a supervisé le projet d’écotaxe poids lourd (et l'affaire STVI) et qui, dans un style caractéristique, se déclare satisfait de celui-ci. Vidéo du Sénat.
Henry Havard DGDDI
photo d'après http://videos.senat.fr

Vous remarquerez au passage le langage du corps et les expressions qui traduisent une certaine "retenue". Il semble en réalité qu'il ait de quoi être très mal à l'aise. Le projet dont il parle a fait l'objet de soupçons en 2011 et en outre le coût de la collecte atteint le niveau record de 230 M€ soit 20% de l'impôt collecté ! Lire l'article du Parisien de Janvier 2013. Ce grand oral a cependant été réussi ... Et pourtant, il s'agit-là d'une affaire beaucoup plus grosse que celle dont je vous parle ...

En attendant, dans ce même style très caractéristique, l'administration, pour cacher les erreurs de certains de ses fonctionnaires, a muté ou mis à la retraite tous les protagonistes de l'affaire STVI, remis en cause l'agrément de 5 ans de cette PME et attend depuis cinq ans que l'affaire se tasse ! Aucun autre système n'existe. 250 entreprises de transport dont on connaît l'aisance actuellement, attendent aussi leurs remboursements et 7 salariés sont indemnisés par Pôle Emploi... La mer continue de monter mais l'important c'est qu'il n'y ait pas de vagues.

L'écume des vagues:

L'affaire Cahuzac, n'est donc que l'écume d'une vague. Le problème c'est la marée. Et ne comptez pas sur les douaniers ni sur personne pour que l'on vienne vous en parler. Aucun fonctionnaire, sans doute, n'a ici détourné des millions, mais combien d'autres STVI souffrent en silence ? Combien coûte l'incapacité du système à se réformer ?  Le cas de l'écotaxe et du recouvrement de la TVA, plus visibles, nous laissent déjà rêveurs.

Au fait, combien la France va-t-elle devoir emprunter pour faire face à ses échéances ce mois-ci ? Environ 10 Milliards d'Euros de plus !

Morale de l'action politique: 
Notre  président, le "normal", s'interroge sur la conduite à tenir dans l'affaire Cahuzac ? Sans doute pense-t-il attendre lui aussi, pour agir, que l'affaire soit terminée, à la Mitterrand. Notre précédent président, "l'excité", aurait réagi plus vite, lui. Et alors ? Quelle différence d'impact y aurait-il entre ces deux approches politiques dans un cas comme celui de STVI ?  Aucune.

Les journalistes disent que les politiques ne peuvent pas ne pas avoir su ... Pour Cahuzac, je ne me prononce pas, mais pour des affaires comme celle de STVI, non, les éléments ne leur remontent effectivement pas. L'affaire STVI est restée à l'échelon de l'inspecteur des finances concerné.

Et ceci est "MAL" pour revenir sur le thème de la morale. Une juste gouvernance ne peut pas s'exercer. Je crois donc qu'il est vain de penser que dans un tel cas, les élus sont tous pourris sans leur adjoindre nos administrations. Les élus sont impuissants.  Et cela aussi est "Mal".
En quoi sommes-nous concernés ?

Eh bien nous le sommes encore moins que nos élus ! Personne ne nous demande rien. La mer monte mais le douanier veille, lui, ... au sec ! Vous n'êtes pas concernés certes, en revanche, vous serez immanquablement mouillés... comme contribuables.

Personne ne viendra spontanément demander de comptes à la haute administration pour son efficacité, pour sa gestion du changement, ni sur sa "Morale de caste" ... Pour aller plus loin sur ce point, lire: Les Intouchables : Grandeur et décadence d'une caste : L'Inspection des Finances et sous un angle encore élargi: Les fonctionnaires contre l'Etat : Le grand sabotage.

Là réside un blocage majeur entre le sommet de l'Etat et les vraies réformes à engager. C'est là que Jean Luc ou Marine devront mettre leur nez si, en désespoir de cause, l'un ou l'autre accède au Pouvoir. C'est là aussi que devraient être lancés des chantiers sur la transparence et la "Moralisation". Notez que je n'espère ni Jean Luc, ni Marine car je les crois encore moins bien informés que les partis "lourdement" en place depuis 1945.

2 commentaires:

jérôme a dit…

Je ne suis malheureusement pas certain que le manque de morale des fonctionnaires des douanes soit à l'origine dans cette histoire.
J'ai eu affaire à eux en décembre, il se trouve que depuis début 2012 il faut un n° d'exportateur pour vendre hors de la CEE, ce n° est attribué par les douanes. Un beau matin j'appelle la direction des douanes de l'aéroport de Nice à la recherche du service qui attribue ce n°. La personne qui décroche me demande de m'adresser au port de Nice, lequel me conseille d'appeler la recette régionale dans Nice, laquelle me fait appeler un Bureau à Cannes, lequel me renvoie sur le bureau de l'aéroport de Nice que j'avais appelé en premier. Je retombe sur la personne que j'avais eue au début à qui j'explique, comme me l'a dit son collègue cannois, que c'est sa collègue de bureau dont je lui donne le nom qui fait cette formalité. J'en profite pour lui attribuer un 0 pointé pour son professionnalisme, sans insister.
Je rappelle que la France est un pays qui manque cruellement d'exportateurs. Je pense souvent à la performance que je déploie avec mes collaborateurs en regard de ce qui est toléré à un tas de fonctionnaires. A mes yeux, cet écart n'est pas acceptable, ce que l'on demande (qui leur demande d'ailleurs?) à ces fonctionnaires ne peut pas favoriser le pays. Peut-être rejoint-on la morale ici mais il ne s'agit plus de ça. Quand ceux qui profitent sont plus nombreux que ceux qui produisent, c'est du parasitisme.

Didier Chambaretaud a dit…

@ Jérôme. Le manque de "morale" visé ici n'est pas celui des fonctionnaires. Diverses voies s'élèvent pour signaler qu'il est temps de dépasser les apparences dommageables mais superficielles de l'affaire Cahuzac.
J'ai abordé cet exemple sous l'angle de la morale qu'il faut avoir et appliquer rigoureusement dans la Société pour faire fonctionner l'Etat.

Je parle ici d'un déficit de morale de l'Etat qui induit un déficit de Gouvernance qui induit la situation décrite et éventuellement celle que vous évoquez aussi.
Dans notre cas, une entreprise meurt, une loi ne s'applique pas et 75 M€ sont détournés du fait de ce manque de rigueur dans la gouvernance de cette administration qui ne fait pas son travail.
On peut aussi se dire que quand le ministre de tutelle est corrompu (et il existe des dossiers qui traînent sur lui), il lui est difficile d'exercer une quelconque gouvernance.
Tout est lié et il faut aller voir sous les apparences. La situation est donc bcp plus grave et en même temps s'y trouve une vraie possibilité de réforme.
Ce que tend à remettre en cause mon interrogation sur la morale c'est l'exercice du Pouvoir et même la réalité de celui-ci !