dimanche 11 mars 2012

Argent 3, les monnaies territoriales

Etienne Hayem
Insistons sur le thème de la monnaie. Nous allons ici creuser ce que sont les monnaies locales ou régionales que j'appellerai territoriales. Trop souvent, on considère la monnaie comme un sujet technique, ardu, que l'on laisse aux techniciens alors qu'il occasionne une prise de conscience sociétale. Ma rencontre cette semaine avec Etienne Hayem (à droite) m'incite à poursuivre l'explication avant de décrire, dans de futurs articles, les conséquences politiques et médiatiques de cette thématique de la monnaie.

Résumé des épisodes précédents.

Dans ce premier article, quelques définitions ont été posées: l'argent n'a de valeur que de lien. L'argent est en fait un accord permettant de réaliser et de fluidifier les échanges. Qui crée l'argent ? Les banques (à 90%) et ... à partir de rien (très peu de dépôts, de 5 à 10%, servent à garantir les prêts) en un phénomène de création monétaire qui n'est plus du tout (depuis 1973 en France) régulé par l'Etat, lequel emprunte massivement aux banques (sur le marché) pour dépenser plus qu'il n'a de recettes ... L'extrême complexité des échanges, le phénomène du prêt à intérêt et l'adhésion aveugle à un mécanisme efficace en période courte de forte croissance conduit d'une part à la concentration de l'argent dans les mains d'un petit nombre et d'autre part à la rareté de l'argent pour tous les autres acteurs économiques y compris les entreprises; L'effet devient violent pour le peuple en périodes de récession comme actuellement.

Dans ce deuxième article, étaient introduit le travail de Bernard Lietaer sur les monnaies communautaires où l'on constatait (avec les exemples du Wâra et de Wörgl) qu'en cas d'extrême rareté monétaire (crise des années 30), des monnaies complémentaires pouvaient à petite échelle contribuer à rétablir la situation. Ces monnaies avaient toutes un caractère "fondant" (rapide dévaluation) afin de favoriser l'échange et de dissuader la thésaurisation. Où l'on rappelait le mouvement des SELs, la référence théorique à Silvio Gesell et que celle-ci avait inspiré en Suisse une expérience qui avait prospéré à grande échelle jusqu'à nos jours. Avec le WIR, s'introduisait en plus de la thématique de la circulation monétaire, celle du financement des investissements (instrument économique et industriel central qu'aucun dogme anti-capitaliste ne peut confondre à mes yeux avec une représentation de ce qui est Mal).

Monnaies complémentaires, débat sur BFM:

Etienne Hayem qui croisa la route de B Lietaer et de JF Noubel est l'un des débatteurs sur cette émission de radio: lien BFM. Ce qu'Etienne viendra nous expliquer dans TEDxLaDéfense et que BFM ne lui a pas demandé, c'est comment il a compris ce phénomène de raréfaction de la monnaie. Ses études au Mexique et en Argentine en pleine crise y sont pour quelque chose. Importance du vécu, toujours !

La prise de conscience monétaire:

Ce qui paraît plaisant (comme dirait ma belle-mère) dans les monnaies territoriales, c'est qu'elles ont une ambition limitée, humaine. Pas de spéculation monétaire, les personnes ou les entreprises qui le souhaitent et qui se reconnaissent mutuellement, formant ainsi une communauté, échangent librement entre elles ce qui leur est nécessaire sans qu'un mécanisme parasite n'aspire le moyen même de l'échange pour le concentrer loin d'eux. Pas d'arme, pas de guerre, pas de larme mais une révolution ... discrète locale. Tenez, voyez cette vidéo de Télématin peu suspecte d'être sédicieuse:

Avez-vous remarqué l'introduction à propos du "fioretto" un peu condescendante du journaliste: "le village a moins de 600 âmes, et pourtant il frappe sa propre monnaie ..." Comme si c'était une question de taille, comme si c'était un exploit, preuve en passant de nos préjugés et de nos limites culturelles.

En fait, la prise de conscience pacifique et pragmatique se généralise du fait que, crise ou pas crise, les communautés ont intérêt à se prendre en mains. Il n'est peut-être pas vrai que ces expériences soient si anodines ni que leur ambition soit si limitée. Dans les expériences que je relatais dans mon dernier article, il y a eu des blocages politiques, juridiques et fiscaux. Elles ont fini par faire peur.

Pour l'instant, je voudrais seulement témoigner de l'importance et de la profondeur d'un phénomène. En m'appuyant sur ce site, qui est une vraie base de données sur les monnaies complémentaires, je voudrais brosser un rapide tableau géographique des monnaies territoriales pour montrer que nous ne sommes plus dans les années trente et qu'il s'agit peut-être d'un ras de marée "discret" qu'il conviendrait d'identifier, de comprendre et d'accompagner plutôt que de le combattre.

En France, l'histoire:

Livre tournois
Une monnaie locale qui eut une belle carrière: la "livre tournois" créée au 12 ème siècle tire son nom de la monnaie locale de l'Abbaye Saint Martin de Tours. Elle se développa ensuite après 1203 dans l'Anjou nouvellement rattaché au domaine royal puis dans tout l'espace royal au point de devenir la référence monétaire royale tout au long de l'histoire jusqu'à son remplacement en 1795 par ... le Franc ! (d'après son contenu en métaux précieux, une livre tournois de 1314 vaudrait 10k€ de 2011). L'ancêtre de notre monnaie nationale avait donc été une monnaie locale !

En France, les SELs:

Il nous faut vraiment changer de lunettes pour observer la vie des monnaies. Il y a des monnaies locales sociales depuis 1994 avec les SELs. Mais il y en a beaucoup d'autres depuis toujours. Savez-vous que par exemple que lors de foires de Champagne, déjà, afin de favoriser les échanges et d'éviter la thésaurisation, on inventa la monnaie "fondante". Au bout de quelques années, les monnaies usées étaient retirées de la circulation refondues (d'où le nom) et remises en circulation à raison de deux nouvelles pour trois anciennes ? Mais revenons à notre époque: voici la dernière née, la Mesure à romans:

Et parmi les centaines d'autres au sein du mouvement des SELS, voici le PANAME à Paris pour montrer qu'il ne s'agit pas seulement d'un phénomène provincial. Voici son site: http://seldepaname.lautre.net/

  • Au fait, saviez-vous que le sel a servi à payer les légionnaires romains ? Et qu'il s'agit-là de l'étymologie du mot salaire ?

En France, avec les entreprises:

Ces phénomènes sont-ils en train de se produire en marge de la véritable économie ? Vous savez bien que non, je l'ai déjà démontré avec l'exemple du WIR en Suisse. Voici un exemple porté par la fondation Macif: celui des Accorderies né au Québec et fondé comme ITHACA sur l'échange de temps. Il semble cependant que l'aspect monnaie soit moins présent que celui de bourse d'échange de "coups de mains".

Carte du réseau SOL
Le réseau SOL: il est présenté par les chercheurs comme une nouvelle génération du phénomène qui nous occupe. On trouve parmi ses membres des entreprises (Chèques Déjeuners, Macif, Crédit Coopératif), des collectivités locales (Niort, Toulouse), des personnalités du monde politique (Claude Alphandéry, Patrick Viveret et beaucoup d'acteurs locaux. A ce stade je ne peux détailler. Disons que le réseau agrée de nombreuses associations, collectivités, coopératives et PME afin de faire un lien entre monnaie communautaire, solidarité et développement durable.

Côté entreprises, évoquons pour être complets d'une part les multiples systèmes de fidélisation qui créent des points, des crédits ou des s'miles et qui ressemblent un peu aussi à des monnaies et d'autres part les monnaies-carbone.

En Europe:
Chiemgauer
Göttinger Geld
Chez nos proches voisins, le dernier LET est né en Flandres en Mars. Le bébé se porte bien, voici son site mais il vous faudra parler flamand.

Spécialement pour les conseillers de Nicolas s'ils viennent fouiner ici, voici ce que l'on trouve au pays d'Angela: par exemple à Göttingen (j'en profite pour saluer nos amis Dörner dont je ne sais s'ils sont utilisateurs), on trouve la monnaie ci-dessus qui fait partie d'une réseau de monnaies régionales.

Ce qui est intéressant ici c'est que, potentiellement, ces monnaies locales ne sont plus seulement locales, elles se dimensionnent à la taille d'une région ou sous-région et acceptent une part de convertibilité. Le Chiemgauer à Priem en Bavière semble marcher sur les traces de son ancêtre le Wâra... C'est pour cela que je crée ce terme de monnaie "territoriale". Les "regio" en Allemagne partent de la société civile comme les LETs mais peuvent comme dans "SOL" associer une forme de finance solidaire, une convertibilité restreinte avec l'Euro, des PME et ... des collectivités locales désireuses de booster l'activité localement.

Dans le monde:
Echange de Tumin
Parmi des milliers d'initiatives, il y en a beaucoup en Amérique Latine car les crises monétaires y ont pris l'habitude de laminer les peuples. Au Mexique, dans les environs de Véracruz, le Tumin permet aux indios Totonaques de survivre mais cela ne plaît guère aux autorités. Voici un article de Médiapart.

Bara Burkinabé
En Afrique aussi, bien sûr, les champions du monde de l'économie solidaire (avec l'Ubuntu) ont leurs monnaies territoriales, ici le Bara au Burkina Faso. Voir ce site.


Ithaca Hours
J'avais évoqué, le début des LETs avec Mickael Linton, parlons échanges et banque de temps. Des Lets basé sur l'heure. Il y en a désormais beaucoup sur ce modèle, le plus célèbre est sans doute celui d'ITHACA aux Etats Unis. Je le suis de loin depuis les années 2000 parce que nos amis d'échanges linguistiques les connaissaient en voisins. L'idée est que, dans notre société de services, c'est le temps qu'il convient d'échanger plus que des biens. Voici le site.

En quoi sommes-nous concernés ?

Si nous appartenons à une communauté, nous entrons en échange avec d'autres, une référence monétaire commune devient utile. Quand l'argent officiel n'est pas accessible, que faire ?

Le défit du moment est de choisir le moyen de régulation monétaire qui ne raréfie ni ne concentre de façon fautive le moyen de l'échange. Toutes les périodes de crise ont favorisé l'éclosion de ces monnaies alternatives, elles ont rarement prospéré. Rares aussi ont été les crises du passé aussi massives, répandues et pacifiques (pour l'instant) que celle dans laquelle nous sommes entrés voici 4 ans et dont je dis dans ce blog sans arrêt que nous ne sommes pas sortis. A quelque chose malheur est bon dit le proverbe.

Pour l'instant, les monnaies territoriales se présentent dans la sphère associative, solidaire et sont gentiment marginales. Si le phénomène prend de l'ampleur, la pression va augmenter ... Pour l'heure, je voudrais souligner l'approche allemande de monnaie régionale et l'idée de monnaies "territoriale" pour booster l'économie du territoire. Si des collectivités locales ou régionales françaises s'en saisissaient, ce pourrait être une idée de développement territorial dépassant de loin le cadre des SELs.

A suivre...

2 commentaires:

Hanashi a dit…

Bonsoir,

je remarque dans cet article comment l'on imagine à chaque situation de crise inventer des solutions alors qu'elles existent déjà mais n'ont simplement pas été adoptées comme système principal. Elles ont été oubliées et ont réduit jusqu'à la prochaine crise qui remet en avant leurs intérêts. On s'approche du constat de Paul-Henri Pion : si l'on applique une solution et qu'elle fonctionne, le problème disparaît et la solution aussi, n'ayant plus de raison d'être.

Monnaies complémentaires, locales, fondantes, concurrentielles ou non (ce n'est pas toujours clair), sur l'échelle s'étirant entre diversité et résilience d'une part et spécialisation et efficience de l'autre, les monnaies locales me semblent aujourd'hui la minorité de biodiversité dans un système spécialisé de monnaies nationales, régionales voire mondiales.

Une question se forme alors pour moi : qu'en serait-il si les monnaies locales devenaient la règle et les monnaies de plus large envergure devenaient l'exception, l'outsider, le challenger ? Quels seraient les problèmes spécifiques liés à la spécialisation et à l'efficience des monnaies locales ?

Cordialement,

Hanashi

Didier Chambaretaud a dit…

Ohayô gozaimasu Hanashi !
Arigato,

Locales: il y en a beaucoup, elles sont tolérées, elle ont juste dépassé le stade familial. Elles concernent qqs centaines de personnes, fonctionnent comment un système d'entraîde limité. Les SEL sont souvent dans ce système. On a peine à concevoir qu'il s'agit de monnaies !
Fondantes: il s'agit d'une caractéristique optionnelle visant selon la théorie de Gesell à accroître la vitesse de circulation (élément tout à fait classique de la théorie monétaire) et à dissuader l'accumulation.
Complémentaire signifie que rien ne s'oppose à ce que chacun dispose de plusieurs monnaies. Simplement certaines ne sont pas librement convertibles. C'est le cas du WIR où d'ailleurs on fait la chasse au marché noir WIR/CHF.

Dans un sens, le dollar joue ce rôle de super-monnaie pendant que les autres monnaies nationales ou régionales sont complémentaires dans le contexte de la globalisation.

Je ne sais comment on devrait définir une efficience de monnaies locales. En revanche, locales ou non d'ailleurs, ces monnaies font référence à une communauté. C'est là que se crée la valeur partagée qui permet l'échange entre membres et donc la création de valeur pour cette communauté.

Peut-on imaginer appartenir à plusieurs communautés simultanément ? Bien sûr, c'est pourquoi on parle de monnaies complémentaires.

Ce qui risque s'en trouver modifié profondément et nous verrons si le phénomène sera encouragé, toléré, dissuadé ou combattu, c'est la gouvernance des communautés et des communautés entre elles. Poser ce problème-là revient à poser celui de la fiscalité, de la justice, de la police pour que soient respectées des règles communautaires harmonieuses.

Résultat: ce peut être un moyen de poser pacifiquement et par le bas la question de la réforme de l'Etat. Etat supranational, national et Etat municipal ou territorial. Il me faudra y revenir dans ce blog.