dimanche 26 février 2012

Dopage et morale de la société de compétition

Affaire Ciprelli-Longo en France, condamnation de Contador en Espagne, ressentiment des espagnols contre les français depuis que Noah a dit tout haut ce que les sportifs français pensent tout bas ... Secrets de Polichinel, fiertés nationales tout à tour flattées puis blessées. L'opium du peuple disait-on à une autre époque. Quelle morale tirer de ces affaires ?

A différents moments, j'ai traité de morale (ou d'éthique). je vous renvoie par exemple à M. Benasayag sur légalité et légitimité et à Michel Serres sur le contrat guerrier. Disons aussi avec André Comte Sponville (qui fait pourtant partie du Comité Consultatif National d'Ethique) que je ne fais pas de différence morale et éthique, c'est plus simple. Nous allons donc parler de ce qui est bien ou mal dans le sport ... et un peu autour en élargissant le sujet.


Dopage pour dopage, quel est le pire ?

Il est admis que prendre des substances comme l'EPO qui améliorent certaines capacités naturelles, c'est tricher car ce n'est pas loyal par rapport aux concurrents qui n'en prennent pas et dangereux pour la santé du sportif. Par contre travailler quand on est malade en se bourrant de cachets, c'est permis. Se doper à la caféine, à la cocaïne, au canabis, aux amphétamines ou autres pour obtenir une promo plus vite que les copains dans tel cabinet d'audit ou pour ne pas être viré, c'est permis ... Admettons que le sport serait une école de la vertu et de morale plus contraignante que la vie courante de l'entreprise alors !

Deux gamins de 10 ans sont sélectionnés pour les épreuves conduisant aux championnats de France de Gym. L'un s'entraîne deux fois par jour et cinq à six jours par semaine. L'autre s'entraîne quatre fois deux heures dans sa semaine et suit une scolarité normale ... Le premier présentera bien plus tôt un programme de difficulté plus élevée de façon mieux maîtrisée. Il ira certainement plus haut que le second. N'est-il pas un peu "dopé" par son sur-entraînement ? Est-ce tout à fait bon pour son développement ?

Revenons à l'EPO. Médicament découvert pendant la guerre du Vietnam pour "doper" l'oxygénation naturelle du sang des grands brûlés dont une trop grande partie de la peau ne respirait plus. Un progrès médical non ? Oui mais on peut admettre que le sport doit se passer de la chimie ! Alors, et si pour hyper-oxygéner le sang du sportif, on utilisait un moyen "naturel": prendre du sang du sportif, le centrifuger pour l'hyper-oxygéner et le lui ré-injecter ? Pas de produit chimique, que du naturel ! Les nageurs l'ont fait un temps avant que cette pratique ne soit bannie par les instances sportives ! Avouez que différencier le bien et le mal dans le sport de haute compétition est une affaire subtile ! Nous ne sommes pas bien au clair avec nos questions morales.

Vous savez que je suis fan de rugby. J'ai pratiqué un peu et je me souviens des Spanghero, Dauga et de quelques grands joueurs mythiques à qui j'ai eu le plaisir de serrer les gigantesques paluches. Ces gars-là étaient impressionnants au naturel. Pourtant, regardez un peu la puissance des rugbymen d'aujourd'hui toutes catégories de poids confondues, observez les temps de jeu effectifs. Ils sont professionnels, ont des coachs personnels, des préparateurs physiques, des préparateurs psychologiques ... Ceux d'autrefois malgré leurs qualités et leur courage auraient été balayés par les jeunots ... Progrès de l'efficacité, hyper-spécialisation, ultra-compétitivité au point que le club promu de pro D2 fait souvent pâle figure en top 14 s'il ne trouve pas très vite de nouveaux sponsors pour renouveler l'équipe. Dopage par les investissements un peu non ?

Où veut-il en venir ?

A Jacquard
Dopage pour dopage, finalement qu'est-ce qui est le mieux ? Certains diront "ce qui respecte l'intégrité" du sportif. Je pense à Max Brito cet ancien joueur du championnat français devenu tétraplégique à l'occasion d'un placage reçu en coupe du monde de 1995 avec son pays, la Côte d'Ivoire ... Je pense aussi à ces nombreux gamins ayant côtoyé les nôtres dans les championnats de gymnastique et qui ne seront pas champions parce qu'ils se sont blessés, "cassés" à l'occasion de leurs dix ou douze entraînements hebdomadaires ... Dopage pour dopage donc, pas bien sûr que l'un soit meilleur que l'autre, ce qui n'est pas une raison pour additionner les risques ...

Je veux en venir à une opinion bien dérangeante y compris pour moi qui suis fan du rugby de haute compétition. Cette opinion émane d'un vieux sage que j'aime bien, qui sait ce qu'est l'éthique et qui, pour sûr, ne défend ni le dopage, ni la compétition. Pour lui la seule compétition qui vaille est celle qui conduit à se dépasser soi-même. Pas à vouloir gagner car fabriquer des gagnants, c'est aussi fabriquer des perdants. Voici Albert Jacquard sur la compétition:


Dans cette logique-là, la morale sportive et la morale tout court deviennent limpides, mais ce n'est pas encore notre société. Pour lui, l'essentiel est la collaboration entre tous ce qui va à l'encontre d'une société de compétition.

En quoi sommes-nous concernés ?

Eh bien le dopage est peut-être finalement une conséquence logique, une excroissance obligée de notre mode de fonctionnement. Le dopage ne serait que l'un des excès (pas forcément le pire) que provoque la compétition spectaculaire. Ce n'est pas le sport en soi qui est critiquable qui peut être un outil de développement personnel et collectif. Ce qui est problématique est l'excès de compétition dont le sport de haut niveau est l'illustration spectaculaire support publicitaire et aiguillon de la consommation à outrance. Et cette réflexion vaut pour toute notre société.

Albert Jacquard est un sage, utopique certainement. Il nous oblige non pas à seulement considérer l'illégalité du dopage mais à questionner l'excès collectif de notre société de compétition. Cela nous renvoie à mon billet sur les valeurs de la virilité. Virilité, compétitivité, profits, consommation, dopage, course à l'armement ... Il y a comme une pente logique, une même glissade hors du contrôlable et du raisonnable. Le sport est probablement le symbole pratique de tout cela: support publicitaire, défouloir social , rêve pour les plus jeunes, projection pour les autres, affirmation des identités diverses ... Pas étonnant que les espagnols se raccrochent en ce moment aux performances exceptionnelles de leurs sportifs à l'heure où la crise de leur économie révèle des déséquilibres et des absurdités qui coûtent très cher aux plus démunis ...

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