lundi 23 juillet 2012

Isabelle Raugel: humanisme et profits en action dans les pays émergents

Voici par Isabelle Raugel la onzième intervention de TEDxLaDéfense qui traite des nouveaux modèles proposés par les pays émergents. Elle nous donne une vision pragmatique de l'économie inclusive et une piste de réflexion pour nous-mêmes en Occident.

Quel est son angle de vue ?

Consultante et voyageuse dans les pays émergents, Isabelle nous aide à percevoir les nouveaux modèles d'affaires de ces pays non par analogie avec nos modèles existants mais selon leurs propres contraintes et conditions de possibilité. La clef de son intervention est que ces pays sont obligés d'inventer de nouvelles offres, de nouvelles façons de faire des affaires pour intégrer ces 60% de leur population qui détiennent près de la moitié des revenus mais qui restent individuellement très pauvres. Il nous faut comprendre qu'il s'agit d'une nouvelle forme d'intelligence adaptée à une nouvelle forme d'économie qui se nomme parfois économie inclusive ou économie d'accessibilité.

Voici la vidéo:

Résumé:

1) l'intelligence:

Cette économie nouvelle se caractérise tout d'abord par cet esprit de débrouille qui porte un nom spécifique en sanscrit, "Jugaad" qui s'illustre comme ici à gauche avec cette machine à expresso pas chère et qui fait un très bon café de rue.

 Ceci n'est pas qu'anecdotique et se nomme également "frugal engineering", rappelez-vous à quoi ressemblait le premier aéroplane quand il était construit avec des moyens différents de ceux dont nous disposons ... et pourtant, il en est résulté des innovations déterminantes. Cela donne actuellement par exemple la tablette Akash commercialisée entre 35 et 40 $.

2) la reconnaissance de l'utilisateur:

A la différence du marketing des occidentaux qui capitalise à plaisir dans le désir de l'utilisateur, cette approche reconnaît le véritable besoin de l'utilisateur, voici ci-dessous à quoi ressemble un téléphone "low cost" en Inde.
Il n'est pas du tout "allégé" comme on pourrait le croire, il a même des fonctionnalités spéciales, il fait lampe électrique et les batteries tiennent plus longtemps car les villageois n'ont pas l'électricité, il est multilingue car les communautés le sont etc ... un produit low cost n'est pas un produit "basique", c'est un produit pertinent !
3) les nouvelles alliances:
Un autre ressort de ces nouvelles offres permet de mettre en oeuvre des alliances originales dans un écosystème nouveau (voir les chaines de valeur hybrides d'Arnaud Mourot). C'est par exemple le cas des hôpitaux suivants. Seuls 3,5% des besoins chirurgicaux sont couverts en Inde alors que les hôpitaux n'avaient un taux d'occupation que de 38%. Le Dr Devi Shetty (ci-contre à droite) de Bengalore a donc créé un centre de chirurgie cardiaque intégrant un système de micro-assurance distribué par les coopératives agricoles auprès des paysans qui pour 22 centimes peuvent accéder à 1200 opérations. Le volume induit a permis l'amortissement des équipements, la répétition des gestes et donc leur qualité. Le tout a attiré des patients aisés qui subventionnent en retour l'accès aux soins de la masse pauvre.

30000 lits sont prévus dans les 5 ans et cette chaîne vertueuse a pris naissance sans aucune subvention publique. A la place, on trouve dans ces pays: l'audace, un état d'esprit innovant et la capacité à utiliser d'emblée les infrastructures virtuelles du XXI ème siècle.

4) le "cloud":
Ce même médecin a également créé un important réseau de télé-médecine qui s'est affranchi de la connexion par satellite qu'il a remplacée par ... skype ! Toute la chaîne de valeur se trouve transformée par la capacité à utiliser le savoir faire qui se trouve non plus dans l'hôpital mais dans le "cloud". Ainsi se créent des hôpitaux de chirurgie cardiaque "low cost" connectés de 300 lits en 6 mois pour 6 millions de dollars ce qui est extrêmement peu.

En conclusion:
 De nombreux exemples existent qui sont des cas "d'Humanisme et Profits" en action. Notre vision d'une "redistribution humanitaire" d'un "profit sale" doit être changée. Notre référentiel culturel notamment sur l'innovation n'est plus adapté. En outre, toujours plus de fonctionnalités pour des produits chers destinés à un petit nombre est un modèle qui arrive à son terme. Le moteur de l'innovation, à l'instar de ce que font les émergents, sera probablement plutôt le "low cost"en enlevant deux zéros à nos équations !

Jaimé Lerner
Le problème de l'Occident aujourd'hui, c'est qu'il sort de l'ère de l'abondance et continue à vouloir innover comme pendant l'ère d'abondance alors qu'il lui faudrait trouver comme les émergents un nouveau moteur permettant le partage. Selon le mot de Jaimé Lerner, maire de Curitiba au Brésil, ce sont de nouvelles "équations de co-responsabilité" qui va falloir résoudre.

La première étape du changement à venir est donc un changement d'état d'esprit. De nouvelles chaînes de valeurs, de nouvelles équations de co-responsabilté doivent donc être trouvées au sein de notre société telle qu'elle est avec les entreprises et les partenaires de tous ordres pour que nous innovions dans notre mode d'innovation-même ...

En quoi sommes-nous concernés ?

Ce "talk" ne parle pas seulement des émergents. Il parle de nous, de notre vision de l'avenir ou plutôt du passé. D'immenses opportunités existent pour nous car nous disposons d'énormément de ressources et aussi de freins. Isabelle nous le dit, le partage pour des raisons humanitaires c'est une idée d'hier. Le partage, aujourd'hui dans les pays émergents, et très bientôt chez nous est une nécessité économique !

Je crois que c'est une bonne nouvelle pour l'humanisme car la machine économique comme l'entreprise ne sont pas là pour accomplir une oeuvre morale. Elles sont là pour le profit et si le partage est la condition du profit alors de puissants moteurs économiques viendront seconder les aspirations humanistes. Un changement d'état d'esprit reste à faire qui, lui, n'est pas naturelle car on ne passe pas volontairement d'une logique de l'abondance à celle de la rareté ou de la précarité sans abandonner privilèges et avantages acquis....

C'est l'idée intéressante d'innover sur l'acte d'innover. J'ai envie de retenir cette idée pour l'avenir de notre projet TEDxLaDéfense: "changer de changement" afin que nous puissions dans les faits conjuguer "Humanisme ET profits". Pour cela, il va falloir travailler notre état d'esprit.

Lien:

Retrouvez la plateforme co-créée par Isabelle Raugel sur ces sujets: http://www.ebplab.com/

6 commentaires:

jérôme a dit…

Intervention foisonnante mais intéressante.
Il y a évidemment des grosses demandes dans les pays émergents. Je suis allé en Inde il y a deux ans, la minute de portable y coûte 1 roupie, c'est 0,015 €, et chaque indien a son portable. Pour autant, on y voit des showroom BMW et les indiens passent devant avec plus de dévotion que quand ils passent devant un temple. C'est dire que je ne crois pas au pouvoir qui viendrait de l'innovation nécessaire face aux besoins nouveaux. Tata n'a pas réussi sa voiture à 1000 €.
Évidemment qu'au départ c'est le besoin du client qui guide l'industriel, c'est bien pour ça d'ailleurs que le portable n'y coûte rien. Mais le modèle à l’œuvre c'est celui où le marchand crée le besoin, poussé à l'extrême c'est Hollywood et je ne vois pas pourquoi les émergents changeraient cela. Les nouveaux riches brésiliens se déplacent en hélicoptère, les femmes s'y font refaire les seins, le crédit débridé y accompagne le développement. Il n'y a pas de contre-pouvoir aux marchands et je ne crois pas que les gens qui accèdent au confort soient capables d'y œuvrer.
J'étais ce WE à l'anniversaire de mariage d'un ami en Normandie, nous étions 30 ou 40 à nous promener dans les champs. A un moment s'est posée la question de savoir si le champs devant nous était un champs de blé ou un champs d'orge. Il n'y avait là que des parisiens diplômés et bien payés. Moi j'ai moissonné pendant plusieurs étés dans ma jeunesse, je savais bien que c'était du blé mais le groupe a conclu que ce c'était de l'orge,je me suis tu, de toute façon personne ne m'aurait cru.
En raisonnant à quelque années, Mme Raugel a raison,les émergents étoffent l'offre. Mais à long terme, l'uniformisation et la spécialisation sont en marche. On peut aujourd'hui gagner 5000 € par mois, ne rien savoir faire et mourir simplement si on ne les a plus. "J'ai bien peur que la fin du monde soit bien triste".

Didier Chambaretaud a dit…

@jérôme: avez-vous lu la réponse qu'A Mourot m'a transmise ? Voir à la suite de l'article. Je ferai de même pour Isabelle car comme toujours vous levez de vraies objections.

Plutôt que d'aller dans votre sens, pour une fois, je vais vous reprendre sur la forme pour présenter une autre thèse qui a été la nôtre dans ce TEDx et qui, vous le verrez, est explicitée par le dernier intervenant.

Prenons votre entrée en matière et changeons là un peu en ceci:
"Intervention foisonnante ET intéressante". Ainsi il me devient très facile de vous rejoindre tout en continuant à apprécier ce que dit Isabelle (tout en sachant qu'il y a aussi des choses qu'elle ne dit pas et qu'il convient de ne pas chercher à lui faire dire !!!).

Cela devient: l'Inde est en plein modèle marchand qui contient le pire de ce que nous rejetons aujourd'hui ET les germes de véritables innovations provenant de l'approche inclusive par ailleurs également bien réelle. La vivacité provient non d'une plus grande "moralité" économique (ce que nous ne disons pas), elle provient de la nécessité économique elle-même: intégrer de nouveaux consommateurs qui en effet veulent bien consommer !

Je ne commenterai pas votre choix personnel dans le champ de blé en revanche la théorie du ET me permet de vous renvoyer à un autre sujet TED que j'ai traduit dans ce blog qui montre que certains, en Inde, se préoccupent au contraire de valoriser pour eux-mêmes les connaissances traditionnelles oubliées ...

Nous décrivons les mêmes choses, je crois qu'il vaut la peine de s'appuyer sur le positif ... pour avancer. Autrement peut-être risquons nous de nous arrêter sur le bord du chemin ?

Ne me demandez pas où conduit le chemin ! J'aimerais bien à lire vos commentaire, échanger hors blog pour savoir ce qui vous fait avancer en tant qu'entrepreneur.

Didier Chambaretaud a dit…

Voici l'article que j'avais écrit à l'occasion d'un autre TED talk sur une facette de l'Inde d'aujourd'hui:
http://didierchambaretaud.blogspot.fr/2011/11/barefoot-college-lecole-des-pauvres-et.html

jérôme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
jérôme a dit…

Au départ il y a la sensation personnelle qu'une vie ne peut être cloisonnée entre domaine professionnel ou personnel mais constitue un tout et qu'il me faut une activité qui soit en cohérence avec le reste de ma vie. Mon travail est donc avant tout une manière de vivre pleinement ma dimension d'homme. La position de chef d'entreprise me donne une liberté sans égal, liberté surveillée puisqu'elle est complètement liée à ma propre performance. Les risques du métiers sont une dimension importante, les positions acquises ne devant pas me servir dans mon évolution. C'est à chacun de construire son parcours sans peser sur les autres, enfin il me semble. Cela explique qu'au fil du temps je deviens assez exigeant avec ce qui m'entoure, ayant du mal à accepter l'assistanat ou du moins sur ce qui vient encore m'imposer plus de contraintes à moi qui ne demande rien et fais par moi-même. Vivre c'est prendre le risque d'être soi et s'en donner les moyens.

En second lieu, être soi en ce qui me concerne, c'est assurer un projet dans son ensemble donc il me fallait une activité assez large qui assure la conception et fabrication d'un produit complet, et tout ça dans de la technique. Mon travail me permet donc de penser, d'être utile, de réaliser, de rencontrer des gens, de voyager tout en étant maître autant que possible de la manière dont je le fais.

La seconde dimension de ce qui m'anime est sociale. Par mon activité personnelle et mon travail je peux entraîner d'autres personnes dans un sens, le sens de la responsabilité, de l'épanouissement, de la créativité et du bien être, en gros dans le sens que je donne moi-même à ma vie.

Cette dimension sociale me paraissait plus importante il y a 10 ans mais avec les épreuves (reprise – restructuration – dépôt de bilan - liquidation – re-reprise – relance) je me suis rendu compte que sans la dimension personnelle il n'y a pas de dimension sociale, dit autrement avant de distribuer l'argent il faut le gagner et créer les conditions pour qu'il se gagne. Ai-je raison ?

Je fais un bon mois de juillet dans mes 2 boites et surtout sur une. J'ai trouvé une commande avec un client libanais. Quand j'ai annoncé ça à mes salariés il y a 10 jours ils m'ont dit comme chaque fois « c'est impossible, ça ne partira jamais à l'heure». La commande doit partir cet après-midi mais hier quand mon régleur est parti en congés à 16h30 alors que rien n'était fini, il m'a demandé si j'avais fait les payes... Je me dis parfois que nous sommes quelques uns à entraîner les autres, à nous rendre souples pour compenser plein de rigidités par ailleurs, à faire en sorte que le gars puisse partir à 16h30 en congés quand rien n'est fini. Mais c'est la dimension personnelle qui permet tout ça. Là je suis au travail, je prends ¼ d'heure pour poster sur internet, ça n'a pas de prix.

Didier Chambaretaud a dit…

Merci pour ce témoignage.

Lorsque j'aurai terminé cette série, je passerai un article autour d'un,e intervention d'un autre TED qui devrait vous intéresser ...
Bon courage.