jeudi 21 novembre 2013

Enjeux et réalités de l'ECOTAXE, partie 2: le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt

La grande Presse s'est emparée de l'affaire de l'Ecotaxe à cause des activistes aux bonnets rouges et du ras-le-bol fiscal mais revenons au contenu réel de ce projet mal né.
© BERTRAND LANGLOIS / AFP
 
Le film du projet Ecotax avant les bonnets rouges

Suite à 20 ans de réflexion "intense", la puissance publique avait enfin décidé d'agir dans l'intérêt des entreprises, de la communauté nationale, de la qualité de l'air et des finances publiques et cela dans une logique d'harmonisation fiscale européenne. Mais il fallait aussi faire vite car la chose avait traîné et c'est ce qui a été fatal. Revenons un peu aux grandes étapes de la genèse du projet.

1993: la Commission Européenne lance un projet européen d'Ecotaxe
2009: décision de l'état français sous la responsabilité de J.L. Borloo alors ministre du Développement Durable et suite à un vote de l'assemblée (16 ans tout de même).
Août 2009: appel d'offres du ministère du Développement Durable
14 janvier 2011: la commission d'experts classe Autostrade n°1
8 Février 2011: contrat passé avec Autostrade (Ecomouv), la Douane supervisera le consortium Ecomouv et démarrage prévu en fin d'année (presque 2 ans plus tard).
Octobre 2013: démarrage (après plusieurs reports soit deux ans de retard de plus) annoncé pour Janvier 2014 car le dispositif n'est pas opérationnel
Novembre 2013: quelques portiques sont détruits en Bretagne
Juin 2014: nouvelle date de démarrage annoncée par le Premier Ministre.

Dans le monde de l'Entreprise, on apprend une importante notion, le "time to market". Agir dans le temps juste. Désormais, on voit que le projet a du "plomb dans l’aile". Il aura mis 20 ans à maturer, a été confié à une administration, un chef de projet et un opérateur privé mal choisis et se heurte maintenant à des obstacles politiques qui les dépassent. Sur ce dernier point, nous avons vu cette semaine le Premier Ministre reprendre son ministre de l'écologie, Philippe Martin qui avait indiqué que le temps était sans doute venu d'enterrer le projet pour cause de ras-le-bol fiscal.

Pas grand monde sans doute ne pleurerait le retrait de l'Ecotaxe sauf les jeunes lorrains en cours de formation. C'était pour eux une reconversion inespérée or ils semblent encore en attente de leur contrat de travail de la part d'Ecomouv. Mais revenons sur la cause intrinsèque de l'échec de ce projet, une cause juridico-technique qui fait que le ministère et l'administration concernés déjà citées et cependant exonérés de toutes critiques jusqu'ici se sont tout simplement pris les pieds dans le tapis mettant dans l'embarras un gouvernement qui a simplement hérité d'un projet mal conçu et mal réalisé. Voici le résumé de l'histoire. 

Il y avait peut-être un ver dans le fruit

Bien conseillé par la cabinet suisse Rapp Trans AG, le gouvernement avait en effet choisi un partenaire italien, Autostrade, à la suite d'un appel d'offres pour le moins controversé (voir l'article du Point). Ce partenaire ne possédait certes pas la technologie mais assurait pouvoir tenir les délais et il fallait bien ça pour espérer rattraper les retards accumulés dans la longue genèse du  projet. Peu importe que contrairement à la règle en matière d'appels d'offres Rapp Trans AG ait aussi été le conseil d'Autostrade ! Un concurrent franco-espagnol, Sanef, proposait pourtant non seulement une technologie éprouvée mais aussi une infrastructure déjà largement installée puisqu'elle sert déjà depuis des années pour les télépéages. Pourquoi alors a-t-on préféré Autostrade (lire ici pour plus de détails) ? Au fait, qui trouve-t-on derrière ou aux côtés d'Autostrade ? Benetton et Goldman Sachs !

C'est un mystère d'autant plus épais que le président de Sanef, M. Pierre Chassigneux ancien chef de cabinet de F. Mitterrand et ayant dirigé les services de renseignements (résumé de carrière ici) faisait savoir, selon Mediapart, au directeur de cabinet de François Fillon ceci: "Ajouté au risque politique évident que présente déjà l'instauration d'une taxe poids-lourds, celui d'un cafouillage de mise en place dû à l'incapacité de l'opérateur choisi, additionné à un risque de contentieux (...) dont l'issue ne fait aucun doute me paraît une forte accumulation de facteurs négatifs". Puis, il se décidait à porter l'affaire devant le Service Central de la Prévention de la Corruption (SCPC) le 8 février 2011 et enfin devant le procureur de Cergy Pontoise après une enquête préliminaire de la Brigade de répression de la délinquance économique. Le 8 Mars 2011, l'appel d'offres était annulé sur des motifs de forme: "contraire à la fois au principe de transparence[et]au principe de l'intangibilité des candidatures". Il était encore temps de redresser la barre mais le Conseil d'Etat remarquablement diligent annule cette décision le 24 Juin 2011 (voir le site du CE ici). 

Ensuite, M. Chassigneux partait en retraite (lire ici) remplacé le 14 Décembre 2011 par Alain Minc à la présidence de Sanef (maison mère espagnole: Albertis) et tout rentrait dans l'ordre avec au passage un contrat en or massif au profit de l'exploitant Ecomouv (dont 70% remonte au consortium mis en place par Autostrade) qui s'installait chez nous, en Lorraine, région en grande souffrance, pour créer des emplois. Beau projet, rondement mené et une belle histoire donc jusqu'à ce que les Bonnets Rouges attirent l'attention sur cette affaire au point que le tribunal de Nanterre ré-ouvre le dossier et qu'une commission d'information de l'Assemblée se constitue ce mois-ci dans le but suivant: "Les députés souhaitent par cette mission transversale rétablir un climat de confiance et créer les conditions d'un dialogue constructif. Elle formulera des propositions visant à améliorer le dispositif existant" selon les termes du Président Bartolone (voir ici). Vous noterez encore et toujours que le ton reste extrêmement conciliant, il ne faut pas laisser le gouvernement seul et trouver des solutions d'amélioration. Mais s'agit-il d'améliorer ou de carrément reprendre tout à zéro ?

Tout faux sur toute la ligne !

Dans cette affaire, nous avons une illustration de ce que nous appellerions a minima une "Non Qualité" managériale à tous niveaux si nous étions dans une entreprise. Pourtant, personne ne semble vouloir en faire le "REX" (Retour sur EXpérience):

1 Lenteur de l'analyse due à la cohabitation des pouvoirs Europe/France. Dès la conception, le projet a pris du retard entre la Commission de Bruxelles et le Gouvernement Français, les échanges entre pays à cheval sur plusieurs dossiers (transports, harmonisation fiscale, écologie ...) n'ont pas été simples certainement.
2 Défaut de conception dû à la compartimentation politique et administrative. Le "produit" résultant, un impôt, n'est qu'un cataplasme fiscal sur une jambe de bois écologique dans la mesure où le transport routier n'a pas d'alternative réelle faute des projets correspondants (canaux, ferroutage ...). Cet impôt ne change rien à la situation du transport ni à l'environnement, il ponctionne et en cela affaiblit les transporteurs français et certaines régions ...
3 Management incompétent. Ce "produit" en retard et mal conçu est alors confié au mauvais pilote (voir dernier article et lire ici aussi) dans l'espoir que l'on rattrapera le temps perdu et que l'on repeindra rapidement l'action de l'Etat en vert.
4 Probables pressions et possibles pots de vin. Le choix de l'opérateur fait l'objet de suspicions (et de procès) car celui-ci ne possède pas la technologie à la différence de ses concurrents et, sans surprise, malgré un coût de concession exorbitant, il ne tient pas les délais. Les recours légaux ne trouvent portant rien à redire ! Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles comme disait Candide.
5 Mauvais timing. Les premiers tests tombent au pire moment dans un pays qui ne parvient pas à se réformer et dont les gouvernements baissent pavillon dès que la rue se fait entendre.
6 Pas de REX, ni d'apprentissage collectif, la confiance est entamée mais les responsabilités réelles ne sont pas établies. On retarde le projet et sans doute sera-t-il bientôt enterré, du même coup aucun apprentissage politique et citoyen collectif ne peut être fait.

Une gouvernance inconséquente qui pratique le déni.

La vraie cause de cet échec ce ne sont pas les bonnets rouges ni la Presse qui avait tout de même assez tôt mais timidement rendu compte des bizarreries de ce projet. La cause principale en est une gouvernance inconséquente, lente, frileuse et très coûteuse qui, tous partis, élus et hauts fonctionnaires confondus, finit toujours par s'auto-exonérer de ses responsabilités sauf quand le scandale fait les gros titres. Cette gouvernance-là a produit un système qui n'apprend pas de ses erreurs et dont la méthode est le déni !

Ce n'est pas l'Ecotaxe qu'il faut réformer, c'est cette langue de bois et cette méthode de Direction régalienne obsolète ! Beaucoup de gens y compris dans la Presse officielle commencent à le dire. On ne sait qu'inventer de nouvelles subtilités fiscales protégeant un système administratif et politique qui se sert lui-même en priorité. Car à quoi sert la collecte de l'impôt sinon en priorité à financer ce système ? Comment ne sursautons-nous pas quand on apprend que le coût de fonctionnement direct (et cela ne prend pas en compte le coût du projet ni les coûts indirects) représenterait 22% de la collecte d'un impôt comme l'Ecotaxe (250 millions sur 1,15 milliards de collecte, la même chose coûte 13% en Allemagne, ce qui est déjà un très mauvais rendement fiscal) ? Qui plus est, à ce rythme-là, chaque jour de retard coûterait 5 millions à l'Etat !

Le drame c'est qu'à la faveur des diversions médiatiques affublées de bonnets rouges, personne ne semble percevoir l'important. Le sage montre la lune et l'imbécile regarde le doigt. L'important, c'est la faiblesse, l'incompétence et la possible malhonnêteté des cadres de notre pays responsables de tels fiascos et notre incapacité à en changer.

En quoi sommes-nous concernés ?

Pourquoi devons-nous attendre que quelques activistes furibards défendant des intérêts catégoriels ou régionaux brûlent la propriété de l'Etat pour nous intéresser au résultat du travail de celui-ci ? L'Etat et ses fonctionnaires seraient-ils donc les seuls à n'avoir aucune obligation de résultat ?

Il est grand temps que l'on arrête de lancer des projets-cache-misère conduits par des incompétents dans un but illusoire et captés par des affairistes comme ce fut le cas de cette malheureuse Ecotaxe. 

Il est grand temps de repositionner un Etat conscient en face des mutations profondes qui requièrent de faire l'analyse sérieuse des retours d'expérience sur ce qui marche ou pas et de revoir ses missions-mêmes. Promettre d'améliorer une loi ou de renforcer la fermeté budgétaire, d'ailleurs jamais réalisée, ce ne sont jamais que répétitions de solutions qui ne marchent pas. A-t-on oublié que tout ce gaspillage se fait à crédit et que la dette publique n'a fait qu'augmenter depuis que nous en parlons depuis deux ans ?

Il est grand temps de comprendre qu'il ne va pas être possible de faire autre chose que de couper les branches mortes (et ses rameaux pourris aussi) au sein même de cet Etat qui prospère comme un mauvais syndic de copropriété, comme l'aristocratie de l'ancien régime et tout simplement comme une entreprise mal gérée ...

Il est donc grand temps que les citoyens reprennent en main leurs représentants et leurs commis administratifs (fussent-ils sortis de l'ENA, label peut-être prestigieux en France mais qui n'immunise visiblement pas contre la bêtise) et mettent en œuvre eux-mêmes les réformes de fond de l'Economie et de la Société que tout le monde attend. Seulement pour cela, comme le propose Etienne Chouard, il s'agirait que cela soit le fait des citoyens eux-mêmes et non des professionnels habituels de la "chose publique". 

Est-ce possible dans le calme et l'exercice de la Raison ou allons-nous en revenir à l'esprit de 1789 ?

2 commentaires:

Didier Chambaretaud a dit…

Voici une réponse qui me parvient par mail:
"Le sujet de l'écotaxe est édifiant. Nous sommes gouvernés et administrés par des gens dont le mode de pensée et de réflexion n'a pas changé depuis l'après-guerre. J'en suis malheureusement arrivé, après avoir longtemps cru que de nouvelles générations pourraient faire évoluer cela, à la conclusion que nos politiques et hauts fonctionnaires en étaient incapables, si brillants intellectuellement soient-ils.
Ce qui était encore acceptable (ou vivable) il y a encore 30 ans ne l'est plus aujourd'hui : la pensée doit être innovante, rapide, la réactivité forte, mais c'est en même temps un exercice qui demande un long apprentissage.L'exact contraire de nos gouvernants. Sarkozy pouvait donner l'illusion de cette réactivité, mais les solutions apportées restaient de vieux outils, probablement élaborés à l'improviste par une administration sclérosée, donc parfaitement inefficaces. Et ça continue avec Hollande.
Ceux qui réussissent sont ceux qui pensent différemment. Si notre pays n'a pas engendré de Google (par exemple), ce n'est pas par un manque de compétence intellectuelle, c'est juste que c'est structurellement impossible.Et c'est grave.
J'ai une image pour illustrer notre état d'esprit: il fait froid dehors. Au lieu d'imaginer comment s'équiper pour affronter le froid et continuer de sortir, on reste chez soi, on met des vêtements supplémentaires, on monte le chauffage, et on interdit à qui que ce soit d'ouvrir la porte.Des dépenses supplémentaires pour un résultat nul, c'est la mort assurée.

Je répète (et je ne m'en glorifie pas) depuis 20 ans que nous ne sommes pas un pays sous-développé, mais que nous en avons le fonctionnement (une administration omni présente et puissante, éventuellement corrompue). Malheureusement, loin de s'améliorer, cette situation n'a fait qu'empirer

Le plus terrible est que cet état d'esprit conduit les gens à suivre soit des Le Pen soit des Mélenchons, dont les propositions sont encore pires, encore plus sclérosantes, que la situation actuelle.

Alors que faire, comme tu le demandes? J'ai bien peur que ça termine vraiment mal. Je ne vois émerger aucune figure qui donne l'impression de pouvoir changer radicalement le mode de pensée généralisé dans le fonctionnement de l'Etat. L'exercice démocratique tel qu'il est prévu par nos institutions nous conduit à élire coûte que coûte un représentant (aucune prise en compte du vote blanc, ou d'un quorum de votants à atteindre), donc à prendre le moins mauvais à l'instant T, sans pour autant être convaincus qu'il sera le bon.

Historiquement, lorsque le peuple est définitivement convaincu que l'institution le dessert gravement, ça se termine mal, surtout lorsque toutes les catégories de ce peuple ressentent cette frustration. Or, nous sommes exactement dans cette configuration: contrairement à des périodes précédentes, du bas en haut de l'échelle, il ne se trouve personne pour retirer des bénéfices des décisions prises par nos gouvernants. Si encore on avait une visibilité sur les bénéfices futurs, les sacrifices actuels seraient acceptables, mais comme tu le dis si bien, la conjoncture est un révélateur, mais c'est la structure même qui est gravement malade.Or, les dirigeants de cette structure utilisent la conjoncture comme produit masquant, et restent dans un déni total. La mise en évidence de ce déni rend le peuple désespéré.

Je suis moins optimiste que toi sur l'issue possible, car notre mode de fonctionnement nous conduit le plus souvent à résoudre les problèmes en passant par le conflit. Nous ne sommes pas l'Allemagne ou la Scandinavie, notre opposant n'est pas quelqu'un avec qui on peut dialoguer, c'est un coupable qu'il faut éliminer. Coupable. Voilà bien un mot qui me fait penser à 1789."

Didier Chambaretaud a dit…

Merci Xavier pour ta réponse.

En effet, nous avons tendance à faire le gros dos. Je reste pourtant optimiste tout simplement parce que nous sommes toujours là et parce qu'objectivement nous disposons de tout pour nous sortir du pétrin sauf pour l'instant de la volonté, de l'état d'esprit et d'une gouvernance adaptée.

D'accord cela fait pas mal de manques mais il y a aussi tout le reste: la compétence, les structures, l'information, pas mal de ressources ... Ma question finale était vraiment ouverte. Sommes-nous vraiment obligés de couler plus profond encore et de passer par une étape violente ?

Pas sûr. Et ce serait pour le coup un vrai changement dans le mode de changement. Je voulais faire un article sur la grosse coalition allemande intervenue cette semaine alors que j'étais justement en Allemagne. Nous continuons à ergoter entre partis ou sur la retraite chapeau d'un ex-patron ... nous regardons toujours le doigt et non la lune ... Pendant ce temps, même si la grosse coalition d'Angela pourrait bien connaître le sort des deux précédentes, nos "toujours-premiers" partenaires tentent de se mettre d'accord pour balayer devant leur porte. Pourquoi ne tenterions-nous pas nous aussi des choses nouvelles ? Et pas forcément les mêmes mais des choses qui seraient de l'ordre du changement au carré c'est-à-dire de l'ordre du changement dans la manière de changer.